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« On n’a aucune dépendance technologique » vis-à-vis des États-Unis, le secret d’Outscale révélé par son DG

Alors que les velléités françaises et européennes de souveraineté numérique n’ont jamais été aussi fortes, Philippe Miltin, aux rênes d’Outscale depuis trois ans, est revenu pour 01net.com sur les spécificités de la marque cloud de Dassault Systèmes, et sur les défis actuels posés aux acteurs du secteur en Europe.

Il se présente comme le fournisseur de cloud par excellence pour toutes les données stratégiques, qu’elles soient relatives à la santé, à la finance, ou au secteur public. Outscale, la marque cloud de Dassault Systèmes qui fêtera dans quelques jours ses 15 ans d’existence, fait partie du club des clouders français ou européens à jouer la carte de la souveraineté, à l’image de OVHCloud, de Cloud Temple, et d’autres. Et pour Philippe Miltin à la direction de l’entreprise depuis trois ans, le contexte géopolitique qui a mis en exergue la grande dépendance numérique de l’Europe aux États-Unis n’a rien changé à la stratégie d’entreprise.

Cette stratégie s’est appliquée dès 2010, l’année de sa création, nous explique-t-il. À l’origine, Outscale voulait « offrir une offre souveraine aux 370 000 clients de Dassault Systèmes dans le monde » – des clients dans des secteurs aussi divers que la santé, la défense, l’automobile. Aujourd’hui, la partie cloud du spécialiste français de la modélisation 3D et des jumeaux numériques veut aller au-delà de cette clientèle historique. Avec une présence aux Etats-Unis, en Chine, en Asie, et en Europe, elle fournit « du cloud public, avec un focus très fort dans tout ce qui est souverain (…). SecNumCloud, HDS, CISPE, … Nous avons obtenu toutes les certifications qui nous permettent d’opérer dans un environnement souverain et vertical », assure Philippe Miltin.

« Nous avons développé notre propre orchestrateur et cela nous donne quand même une force importante »

Et contrairement à ses concurrents, la société a un atout de taille : elle « utilise TINA OS, son propre orchestrateur et hyperviseur » – une technologie qui « alloue suivant la demande à la fois du “compute”, du stockage et du réseau », avance le dirigeant. Dit autrement, ces outils, indispensables à tout fournisseur de cloud, permettent de faire tourner les serveurs des infrastructures et de démultiplier le nombre d’ordinateurs.

Or en la matière, de nombreux clouders européens utilisent les outils de la société américaine VMware. Ce n’est pas le cas d’Outscale : « nous avons, nous, développé notre propre orchestrateur et cela nous donne quand même une force importante », estime-t-il. Résultat, nous n’avons « aucune dépendance technologique. Parce que effectivement, si vous êtes dépendant de VMware, au-delà de la partie tarifs, il peut même y avoir d’autres sujets de souveraineté géopolitique », souligne-t-il.  

Depuis près de deux ans, les clients européens de VMWare doivent faire face à des hausses de prix importantes survenues après le rachat de l’entreprise par Broadcom : des tarifs parfois multipliés par dix fortement décriés par nombre d’utilisateurs et de politiques du Vieux continent, dont Outscale ne fait pas partie.

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« Si on avait en Europe cette indépendance de défense, on serait beaucoup plus fort sur le domaine de l’indépendance numérique »

Il faut dire que celui qui a été dirigeant européen d’une entreprise américaine connait bien le sujet de la dépendance technologique. En 2023, Philippe Milton l’affirmait déjà : « notre souveraineté numérique, c’est quelque chose d’aussi important que notre indépendance nucléaire ». Et aujourd’hui, rien n’a changé.

« Il n’y a toujours pas d’Europe de la défense. Seuls quelques pays ont une indépendance nucléaire, comme la France. C’est cette indépendance-là qui nous a permis de pouvoir être beaucoup plus indépendants des États-Unis, notamment sur nos stratégies numériques, et de mettre en place, par exemple, cette qualification SecNumCloud (SNC) », expose-t-il. Ce label est la plus haute certification en termes de cybersécurité de l’État français, destiné à protéger les données sensibles de l’espionnage économique ou étatique. Outscale a été la toute première entreprise à l’obtenir, en 2019, rejointe depuis par huit autres dont OVHCloud, Cloud Temple, et dernièrement Orange Business.

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Or, « la plupart des pays européens ont cette dépendance vis-à-vis des États-Unis ». Pour ces derniers, « aller imposer une souveraineté numérique est plus compliqué, parce que Washington a expliqué de façon extrêmement claire que si l’Europe mettait en place une souveraineté numérique, elle mettrait en péril la sécurité nationale des États-Unis », indique-t-il. Or, « si on avait en Europe cette indépendance de défense, on serait beaucoup plus fort en termes d’indépendance numérique », ajoute-t-il.

Personne n’a « le droit, peu importe la nationalité ou la personne, d’aller venir récupérer des données chez nous »

Et lorsqu’on lui demande ce que « souveraineté numérique » veut dire pour lui, et pour Outscale, la réponse est immédiate : « Ça veut dire que vous êtes avant tout immune aux lois extraterritoriales », à l’image des lois américaines Cloud Act, ou FISA. Ces législations obligent tout ressortissant américain ou toute société américaine à fournir les données demandées par les autorités américaines, y compris lorsqu’elles sont hébergées en Europe et qu’elles concernent des Européens. La souveraineté, c’est donc le fait que personne n’a « le droit, peu importe la nationalité ou la personne, d’aller venir récupérer des données chez nous », résume le DG d’Outscale.

Cette immunité extraterritoriale est d’autant plus « importante » « quand on voit la situation géopolitique actuelle ». Or, à un moment ou à un autre, « il faut se protéger un petit peu, que ce soit sur le profilage des populations, sur l’IP (la propriété intellectuelle, NDLR) économique que nous détenons, ou sur les stabilités gouvernementales », développe le dirigeant.

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« Il y a quand même des Américains qui viennent aujourd’hui faire de la souveraineté en France »

Quant aux autres offres sur le cloud public qui existent sur le marché, peu d’entre elles « sont réellement souveraines », indique-t-il. « Il y a quand même des Américains qui viennent faire de la souveraineté en France ». Or, « la souveraineté, nous la construisons avant tout pour garantir notre autonomie vis-à-vis des autres pays », tacle-t-il avant d’ajouter : « aujourd’hui il y a du business réellement pour tout le monde, parce que la demande est importante ».

Les hyperscalers américains qui dominent le marché européen du cloud, à savoir AWS, Google Cloud et Microsoft Azure, sont tous soumis à ces lois extraterritoriales, du fait de leur nationalité. Or ils ont proposé, en France, des offres présentées comme « souveraines » ou « de confiance », en s’engageant par exemple à héberger les data dans des centres de données situés en Europe. Ces éléments ne les abritent pas des fameuses lois Fisa ou Cloud Act, selon des spécialistes.

La carte de la souveraineté a-t-elle apporté à Outscale davantage de commandes, notamment depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche ? Non. « On a une croissance très importante depuis quelques années », indique le directeur général, sans donner de précisions. Outscale ne communique pas sur ses chiffres. Mais le dirigeant poursuit : « je rappelle quand même que le Cloud Act a été signé par un certain Donald Trump en 2017. Donc ce n’est pas nouveau. L’intelligence économique des États-Unis n’a strictement rien à voir avec Donald Trump. Ça fait des dizaines d’années que ça dure », souligne-t-il.

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« On n’a pas du tout l’intention comme un SAP d’aller viser l’ensemble du marché »

Pour autant, et Philippe Miltin l’a déjà dit à plusieurs reprises : Outscale n’a aucune intention de combattre les hyperscalers américains, pour une raison simple. « Les Américains ont mis de tels moyens en termes de puissance économique, de développement, je rappelle quand même que le gouvernement américain met des milliards sur la table pour les aider. Mais expliquer qu’on peut être complémentaire et qu’on peut avoir tout à fait une solution qui est valide, crédible pour pouvoir gérer des données dites sensibles, ça marche très bien. Il faut choisir ses batailles », estime-t-il.

Que penser justement de la dernière initiative de SAP, l’éditeur de logiciels allemand, qui a décidé d’investir plus de 20 milliards d’euros sur dix ans pour développer un cloud souverain en Europe ? « Nous, on se concentre sur le secteur public, sur le domaine financier, sur la partie santé. On n’a pas du tout l’intention comme un SAP d’aller viser l’ensemble du marché. Ce n’est pas notre bataille. Notre bataille est de fournir des solutions vraiment dédiées souveraines pour des sujets qui sont tout à fait ciblés », répète le DG d’Outscale.

Outre la co-création de NumSpot en 2022 avec la Banque des Territoires, Docaposte et Bouygues Telecom, dont l’objectif est de proposer des « services à valeur ajoutée sur la plateforme Outscale », le clouder se réjouit d’avoir conclu un partenariat avec la start-up d’IA française Mistral. Lancée en juin 2024, la nouvelle offre propose des grands modèles de langage dans un environnement très sécurisé, le SecNumCloud. Depuis début septembre, Le Chat (l’agent conversationnel de Mistral qui concurrence ChatGPT) peut désormais être opéré dans un environnement souverain, indique la société.

Le partenariat avec Mistral ? « Un très gros succès »

Et depuis quinze mois, le constat est là : « C’est un très gros succès. Si on ne peut pas parler de nos clients pour des raisons de confidentialité, on peut tout de même dire qu’on a de nombreux ministères dans le secteur public qui utilisent cette offre, dont le ministère de l’Écologie. On a aussi du secteur privé, notamment dans tout ce qui concerne les sujets sensibles et stratégiques, comme les maintenances et la R&D (recherche et développement, NDLR) ». « Aujourd’hui, un grand nombre de clients opte pour cette offre. À chaque fois qu’on installe des capacités, c’est pris très rapidement », se félicite-t-il.

Reste qu’il faudrait désormais que l’Europe soutienne davantage tout le secteur du cloud européen, plaide l’homme à la tête d’Outscale. « On a besoin aujourd’hui de support. La grande problématique européenne, c’est qu’au-delà de la réglementation, (l’Union européenne a) une incapacité globale à réellement supporter son économie ». Or en face, il y a « la Chine, où le privé a complètement disparu. C’est maintenant uniquement public. La Russie, c’est exactement la même chose. Et les États-Unis aident massivement depuis de nombreuses années leur économie. Donc aujourd’hui, plutôt que de mettre des réglementations en place, il serait temps que l’Europe travaille et fasse en sorte de passer des commandes assez retentissantes ».

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Stéphanie Bascou